Vu sur Slate :
Glou glou glou glou glou... Rien n'y fait, le marché de la musique enregistrée coule toujours vers les abysses de l'économie en crise. En France, il a perdu 7,8% entre les neuf premiers mois de 2011 et la même période de 2012, d'après le dernier rapport du Snep.
Le CD se fait rare sur les étagères murales. Le DVD musical aussi. Quant au bon vieux CD-2 titres, le fossoyeur se tient près de la tombe qu'il vient de lui creuser.
Mais comme dans la vraie vie, quand un homme se noie, malgré la panique, son regard et ses bras se dirigent toujours vers sa bouée Snoopy qui flotte tranquillement à la surface. Pour l'industrie musicale, cette bouée, c'est le marché numérique: +13,8% sur un an.
Tous en choeur, les principaux acteurs de l'industrie saluent cette progression, et en particulier celle du streaming et des abonnements (des services comme Spotify, Deezer, Pandora...), qui séduisent de plus en plus de consommateurs de musique. Le business change, s'adapte aux nouvelles envies des consommateurs de musiques, grossit: 100 millions d'euros de levée de fonds pour Deezer, Microsoft qui se lance dans le streaming avec Xbox Music, et même Radio France qui s'apprête à tenter l'aventure.
Si le CD reste encore le support le plus utilisé, ce n'est qu'une question de temps pour que la tendance s'inverse. Le futur de la musique enregistrée, c'est la mobilité: tout le monde se rejoint pour dire que l'écoute payante se fera sur téléphone mobile ou sur tablettes un jour prochain. Mais pour l'heure, il reste encore quelques obstacles à franchir.
1. Une pratique pas automatique
Pour un jeune, écouter de la musique en streaming, c'est comme bien choisir sa paire de baskets: il sait faire. La musique dématérialisée, soit il est né avec, soit il a eu le temps de s'y adapter.
Les jeunes sont les plus gros utilisateurs et les meilleurs clients des plates-formes de téléchargement et de streaming, en particulier de streaming mobile. Petit à petit, le téléphone remplace le ringard lecteur MP3. Avec eux, le streaming payant a de l'avenir.
Par contre, pour tous les autres, la transition numérique n'est pas aussi évidente, la transition vers un modèle numérique payant encore moins. Le streaming, payant ou non, doit clairement faire face à une barrière générationnelle.
Difficile de convaincre le consommateur de CD, le propriétaire de lecteur MP3 ou tout simplement celui qui considère encore que la musique s'écoute sur une chaîne hi-fi de payer 10 euros par mois pour écouter, sur son ordinateur ou sur son téléphone, des chansons qu'il possède peut-être déjà.
Sans oublier un autre détail important: avec le streaming, on n'est pas propriétaire du support, on est locataire. Arrêter de payer son abonnement revient à faire une croix sur sa discographie ou, dans le meilleur des cas, à ne pouvoir en jouir que de façon limitée.
Certes, l'écoute en ligne et l'écoute payante gagnent de plus en plus d'adeptes, mais pour l'instant, faute d'utilisateurs suffisants, le streaming ne compense même pas encore les pertes du marché physique. De plus, le CD est encore loin d'être mort et les ventes de vinyles, elles, restent minoritaires mais progressent chaque année, pour atteindre un niveau qui fait dire que ce n'est pas juste dans le but de mettre l'objet dans un cadre pour décorer ses murs.
2. Mon royaume pour de la mobilité
Pour que le streaming se développe, il est indispensable que la population soit équipée: elle doit avoir un ordinateur avec une connexion haut débit, un smartphone ou une tablette avec une très bonne couverture réseau.
En France, on compte 40 millions d'internautes, mais seulement les 3/5ème ont une connexion en haut débit. Pour ce qui est de l'Internet mobile, 45% de la population possède un smartphone, et ce chiffre augmente tous les ans.
L'Internet mobile prend clairement le pas sur l'Internet fixe, mais tout cela à un coût pour l'utilisateur et la mobilité est limitée par les capacités techniques des appareils. Pour l'instant, celui qui n'emporte pas partout avec lui son chargeur se retrouve bien souvent, en fin de journée, à faire un choix entre écouter de la musique, surfer ou jouer sur son appareil.
A terme, le Wi-Fi sera disponible partout, mais ce n'est pas encore le cas. La couverture réseau est un obstacle au développement du streaming: les utilisateurs du métro parisien, par exemple, sont les premiers à râler de ne pas pouvoir tweeter ou écouter de la musique en ligne pendant le trajet.
Les plates-formes de streaming y voient pour l'instant un avantage, car ces conditions poussent les utilisateurs à choisir un abonnement «offline», plus cher, qui permet d'écouter sans être connecté. Mais le développement du Wi-Fi partout pourrait entraîner un revers pour elles: pourquoi payer un abonnement «offline» si, partout où je vais, je peux écouter de la musique gratuitement depuis mon mobile? Il est toujours bon de rappeler que, chez les moins de 25 ans, YouTube est le premier canal de découverte de musique.
3. Abonnement premium = offre premium
C'était là l'enjeu du passage aux premières offres payantes, juste après l'instauration de la limitation de l'écoute gratuite: pour que les internautes habitués au gratuit fassent la démarche de lâcher un petit billet pour écouter tranquillement, les plates-formes de streaming se sont rapidement mises à bichonner leur offre de service.
Top-départ de la course à la quantité. Chacun se vantait d'avoir tant de milliers d'artistes, tant de millions d'albums, tant d'accords avec des maisons de disques.
Sauf que dans la précipitation, tout avait un peu été fait à la va-vite: discographies incomplètes, plusieurs occurrences d'un même artiste (avec des orthographes différentes ou des particules manquantes, comme par exemple «The Black Keys» et «Black Keys») ou encore noms de chansons oubliés (remplacés par «Track 1», etc...). Depuis, un gros travail a été fait dans ces domaines, mais malgré tout, la quantité de données à traiter étant titanesque, il faudra encore beaucoup de temps pour que le confort d'utilisation soit parfait.
Après la course à la quantité, on pouvait aussi s'attendre à une course à la qualité sonore, mais elle n'a finalement pas eu lieu. Et sauf implication (peu probable) des maisons de disques et les constructeurs de téléphones (seuls responsables de la limitation de qualité, puisqu'ils fournissent le fichier son et le support pour l'écouter), la qualité du son ne risque pas d'évoluer. De quoi refroidir à jamais les mélomanes.
Enfin, qui dit offre premium dit service en plus, et le plus important d'entre eux: la prescription. Guider, aider l'utilisateur à trouver ce qui correspond à ses goûts, ce qui pourrait attiser sa curiosité.
Sur ce point, la mission est à moitié accomplie. La plate-forme n'est pas vraiment prescriptrice, elle donne surtout des outils aux utilisateurs pour être prescripteurs les uns avec les autres: partage de playlists, partage des goûts à travers les réseaux sociaux, etc... Un système pratique, certes, mais incomplet et plus ou moins efficace en fonction des plates-formes.
4. Un modèle économique pas si économique
Bancal, même! Pendant les premières années, les services de streaming faisaient les fanfarons en promettant le gratuit financé par la publicité. Un modèle rapidement oublié face à la colère des majors du disque pour laisser place à la limitation de l'écoute gratuite et la mise en avant d'abonnements payants.
Le problème majeur reste qu'il s'agit là d'une stratégie qui prend du temps et surtout, de l'argent: attirer les utilisateurs vers le gratuit pour ensuite espérer les convertir au payant. A voir les chiffres du nombre d'abonnés de plates-formes telles que Deezer ou Spotify, on voit qu'il faut plusieurs années pour convertir les utilisateurs «freemium» en «premium» et donc commencer à être rentable.
Si Deezer a atteint l'équilibre, ce n'est visiblement pas le cas de Spotify. D'après le cabinet PrivCo, qui aurait épluché les documents financiers de l'entreprise, le succès du service fait que ses revenus ont augmenté (+151% en 2011), sauf qu'en même temps, les coûts de gestion et de fonctionnement de l'entreprise ont eux aussi augmenté.
Une des raisons de cette augmentation: la majorité des utilisateurs de Spotify ne payent pas. Le taux de conversion freemium/premium est trop faible, les abonnés et la publicité ne suffisent pas à financer le gratuit —car il ne faut pas oublier qu'à la fin de l'affaire, service gratuit ou payant, dans les deux cas, il faut payer les ayants-droit.
De fait, d'après PrivCo, en 2011, le géant suédois enregistrait une perte de près de 59 millions de dollars. D'après les chiffres de Spotify révélés par le Wall Street Journal, la perte ne serait «que» d'environ 45 millions d'euros.
5. Tout le monde y gagne?
En l'état actuel des choses, celui qui paye pour écouter de la musique en streaming fait une bonne affaire: des millions d'albums à portée de main, utilisables n'importe quand et n'importe où, avec ou sans connexion Internet. Désormais, l'acheteur compulsif de CD peut se réjouir de ne plus devoir, tous les trois mois, arpenter les allées d'une grande enseigne suédoise (encore eux) pour s'acheter une étagère de rangement. Tout tient dans un téléphone, à jamais s'il le souhaite.
Pour les services de streaming, à terme, le modèle économique devrait se stabiliser pour certains d'entre eux. Les autres subiront la loi du marché et mourront.
Reste une inconnue de taille: les artistes. Concrètement, quel que soit le support, ils gagnent à chaque écoute un chiffre à virgule qui commence par zéro: dans une tribune publiée par Pitchfork, Damon Krukowski, de Galaxie 500 et Damon & Naomi, estimait récemment que «presser 1.000 singles en 1988 donnait le même potentiel commercial que plus de 13 millions de streams en 2012».
Autant dire que ce n'est pas grand chose et que seuls quelques-uns arrivent à en tirer vraiment quelque chose. Réforme des droits d'auteur, commerce musical équitable: tout est possible, mais rien ne bouge pour l'instant.
La précarité des artistes a toujours existé, mais aujourd'hui elle gagne du terrain. A ce rythme, le futur John Lennon sera certainement plombier ou boulanger toute l'année, et artiste pendant les vacances.
Adrien Toffolet